beaulieu

 

  Beaulieu, pour nous c'était le monde, la terre entière, là où se succédaient jours et saisons, c'était des voix, des lieux nommés : la vigne, la melonnière, le puits, le puits d'en bas, la senya ... c'était des animaux domestiques qui avaient tous un nom : Blanchette, Grisette, Glaïeul (le grand cheval blanc), Margot (la jument rouge qui avait eu un accident et avait une hanche un peu plus basse que l'autre), 'Esslema' la chèvre noire sauvée de la vie recluse dans un garage à Tunis ... je crois que zia Enrichetta qui lui en avait parlé ... est-ce qu'elle avait gagné cette chèvre à une tombola ? la pauvre Esslema vivait enfermée dans ce garage. Bonne fille elle donnait la patte quand on le lui demandait, et disait bonjour, 'esslema'. Quand elle est arrivée à Beaulieu, elle ne pouvait pas se tenir debout, tant ses pattes étaient déformées. Et c'est mon père qui, tout doucement, l'a persuadée, car elle "entendait" parfaitement les bonnes paroles, qu'elle pourrait y arriver ... elle a même réussi à marcher ... Il n'y avait que lui qui avait connu cette expérience ... et c'est toute son histoire personnelle, "la signora Gilda" etc ...

   

     

 

    Beaulieu c'était la campagne, l'espace, la ferme. Tunis était à seize km, mais c'était loin. Pendant la guerre, quand les voitures avaient disparu, réquisitionnées en septembre trente-neuf, un trajet en voiture à cheval - on disait la calèche - prenait plus d'une heure ...

   Beaulieu c'était un "lot de colonisation" accordé à zio Felice, qui avait fait une école d'agriculture à Djedeida (une des école de l'Alliance, notre AIU). Diplômé, il avait été le gérant d'une grande exploitation d'oliviers à Ste Juliette, près de Sfax, avant d'obtenir cette 'propriété'. Il était souvent appelé pour des expertises, l'évaluation des dégâts causés par les orages sur les olivettes. Il arrivait qu'il aille jusqu'en Algérie et il a dû ainsi être le premier à prendre l'avion ! Des trois frères, c'était lui le moderne.

  Le nom même de Beaulieu, c'est mon père qui l'a proposé, en souvenir d'un livre qui l'avait frappé (lui qui lisait peu), "le maître de forges".

    La maison d'habitation était située à peu près au centre des terres (78 hectares), en fait la propriété était divisée en deux par la route qui allait de "l'embranchement" à Sidi Tabet (célèbre par son haras de chevaux de course. Il y avait donc la partie "haute" et "la plaine" (la senya en arabe). Le haut était à flanc de coteau, idéal pour la vigne. Mais il y avait aussi un grand verger, pêchers et amandiers, entre la ferme et la route. La plupart du temps la récolte se vendait "sur pied", tant pour les pêches que pour les melons. Mais certaines années, Jojo partait vendre les melons au marché de gros, à Tunis, pour essayer d'en retirer un meilleur prix. En bas dans la plaine on avait aussi des artichauts, je me souviens qu'on gardait "les yeux" pour les faire repartir la saison suivante. C'était beau, ce champ d'artichauts, les longues feuilles d'un vert un peu gris ou bleuté.

    Encore plus bas, après le puits-d'en-bas, on allait vers la Medjerda, l'oued le plus souvent à sec, mais qui avait des crues terribles. Le terrain était humide et à partir de janvier tante Ika entraînait tout le monde à la cueillette des narcisses, on ramenait de gros bouquets. Une autre fleur, chère à zia Ketty, c'était "les gouttes de sang" qu'elle disposait dans un grand saladier évasé. Elle posait une grosse pierre bien lisse au centre du saladier et du bouquet, et les tiges se redressaient tout autour, les fleurs d'un beau rouge foncé, les feuilles doucement velues.

 

       

  

 

                  

 

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